L´HISTOIRE SINGULIÈRE
D’ANGELINA DE SOUSA MENDES EN FRANCE
*Ana Costa Lopes[1]
Angelina de
Sousa Mendes, comme les gens liés à la carrière diplomatique par profession ou
lien familial, ne correspond pas a priori
à la catégorie des “immigrés”, bien que vivant comme eux en pays étranger. Les
diplomates, ces marcheurs permanents, sont bien mieux protégés socialement et
économiquement que les migrants mais ils partagent avec eux les problèmes
d’adaptation, la nostalgie du pays d’origine et les difficultés politiques,
économiques ou autres qui affectent le pays d’accueil. Toutes les différences
entre ces deux catégories de personnes, cependant, s’estompent quand, en
période de bouleversements, il devient nécessaire de dépasser les limites
imposées par les règles sociales pour obéir à des impératifs plus élevés voire
absolus en faveur de personnes souffrant persécution. C’est le cas d’Angelina
de Sousa Mendes, épouse du consul bien connu Aristides de Sousa Mendes. Nous
traiterons ici, dans le temps qui nous est imparti, de ce qu’elle a fait durant
son séjour en France, à Bordeaux. D’autres aspects de sa biographie seront
laissés pour une occasion plus adaptée.
Après avoir
vécu dans divers continents, dans divers pays, d’Afrique aux États-Unis, de
Guinée britannique au Brésil, de la Californie à la Belgique, en Espagne... Angelina
arriva en France à une époque particulièrement troublée du XXe
siècle, quand la subversion des valeurs et la totale absence de respect de la
vie et de la dignité humaines semblaient près de submerger et d’annihiler
l’Europe. Née au cœur des Beiras, à Cabanas de Viriato, Angelina de Sousa
Mendes connut la vie dans des pays extrêmement différents et aux cultures
variées, puisqu’elle accompagna son mari, entourée d’une progéniture qui alla
croissant avec les années jusqu’au total de 14 enfants. Mais c’est à Bordeaux,
ultime poste consulaire d’Aristides de Sousa Mendes, que le couple accomplit
une mission aussi délicate que risquée. Là, leur vie à tous deux cessa d’être
réglée par les tâches bureaucratiques comme dans les autres pays d’assignation,
pour assumer une dimension d’héroïsme, signe avant-coureur de la composante
tragique qui allait bientôt marquer leur existence. Dans cette communication,
nous allons nous arrêter sur l’action d’Angelina de Sousa Mendes dans cette
ville de Bordeaux où elle arrive en 1938.
La paix incertaine et la persécution des Juifs
À l’époque
où commence cette histoire, bien peu de gens, que ce soit en France ou dans
d’autres pays, croyaient qu’une guerre allait éclater. Bien peu avaient
l’exacte notion du pouvoir et de la folie d’Hitler. Beaucoup dormaient en
rêvant à la paix et ne prévoyaient certainement pas ce qui attendait l’Europe
et le monde. Le consul non plus. Encore à Louvain, Angelina parle de ce
sujet dans une lettre à son fils Geraldo: «On dit que la guerre va
éclater. Dieu veuille que non. Je voudrais seulement le savoir pour nous mettre
à l’abri. Ton Père n’y croit pas, il dit que c’est impossible».[2]
Cependant, il semble qu’Angelina avait bien le pressentiment que la guerre
approchait, comme le signale José-Alain Frachon[3].
Et même avant que la ville de Bordeaux se remplisse de milliers d’étrangers,
elle devina que le danger arrivait, si bien qu’elle emmena en avance ses
enfants au Portugal, les mettant ainsi à l’abri de la terreur imminente.
L’écrivaine
Julia Nery, qui se fonde sur des recherches menées sur ce thème, évoque les
sentiments et positions d’Angelina par la voix d’une des employées de maison. «Pendant
longtemps, alors que nous étions encore en Belgique, il [Aristides] ne croyait
pas que Hitler s’attaquerait à des pays aussi puissants que la France ou
l’Angleterre. Mais déjà en 1936 Madame a écrit à sa fille aînée en lui disant
sa peur de voir la guerre éclater en Europe. Je n’ai pas oublié cette lettre
parce que les autres employées croyaient que l’Europe était un pays». [4]
La femme du
consul avait raison. Les pays considérés comme les plus puissants, qui
incluaient la France, allaient en 1939 se rendre compte du phénomène Hitler. En
Allemagne, il y avait déjà eu des actions excessivement tragiques concernant
les Juifs et autres proscrits. Hitler avait déjà mis au point ses plans
concernant les autres nations et il voulait les concrétiser. De fait, tout se
précipita avec l’invasion du Danemark, de la Norvège, de la Belgique, du
Luxembourg et de la France. Les bombardements successifs, dans plusieurs de ces
pays, les actions intempestives et brutales perpétrées par les nazis ne
laissaient aucun doute sur le pouvoir et l’absence de pitié du Reich.
La situation
en France s’aggrava drastiquement suite à l’appui du gouvernement de Pétain au
Reich entre mai et juin de 1940. Ceci amena de nombreux Juifs à comprendre ce
qui allait leur arriver s’ils ne fuyaient pas. La panique se généralisa,
provoquant l’exode de milliers de réfugiés qui, à leur arrivée à Bordeaux,
racontèrent des histoires incroyables d’horreur et de barbarie des troupes
allemandes. Ces gens arrivaient de partout, fuyant les lieux de combat ou les
zones de risque, cherchant un salut quelconque. La peur, la terreur dominait.
La réalité, d’ailleurs, réussirait à être encore plus terrible que ne pouvait
l’imaginer un esprit sain et normal. Bordeaux devint cependant une des
destinations-clés pour qui voulait fuir, et le consulat du Portugal un des
quelques pays non belligérants, un des rares espoirs pour abandonner ce théâtre
de la barbarie qu’était devenue l’Europe.
La position d’Angelina et d’Aristides devant la circulaire
Le nombre de
demandes de visa déposées au consulat du Portugal crut énormément. Perplexe,
comme tout le monde, devant ces évènements nouveaux et tragiques, en lien
quotidien avec cette foule effrayée et désorientée, le consul Aristides de
Sousa Mendes ne resta pas indifférent aux problèmes de ces gens. Il était
pourtant contraint par la circulaire 14 que Oliveira Salazar avait envoyée à
tous les consuls et diplomates. Aristides de Sousa Mendes s’interrogea sur la
signification des instructions contenues dans cette circulaire et sur les
graves restrictions qu’elle contenait. La politique de discrimination que
celle-ci imposait lui répugnait, et il avait des doutes sur son application qui
était bien loin de ses principes humains, moraux et chrétiens, et ne respectait
pas les valeurs consacrées par la Constitution qu’il respectait.
Le consul Aristides
de Sousa Mendes avait toujours pensé par lui-même: il n’obéissait pas pour
obéir et n’agissait pas juste pour agir. D’où ce qu’on appelle sa “maladie”, et
qui dominait la crise des conflits de valeurs dans laquelle se débattait le
consul, qui se sentait incapable d’agir conformément à la circulaire. Il eut
vraiment de la fièvre, à cause du poids de la décision et de la responsabilité
que l’obéissance à la circulaire impliquait. Le problème était pour lui
fondamental: celui de l’impossibilité de pactiser avec Hitler et avec les
instructions du gouvernement portugais, avec cet objectif de livrer les Juifs
et autres proscrits à la torture et à la mort. C’est pour cela qu’il décide de
désobéir, et il justifie son choix par ces mots: «Je dois sauver ces gens,
autant que je peux. Si je désobéis aux ordres, je préfère rester avec Dieu et
contre des hommes qu’avec des hommes et contre Dieu». Nous savons, qu’avant de
prendre sa décision, il en parla à sa femme car c’est d’elle qu’il dépendait
pour la concrétisation de ce choix. Et il l’expliqua à la manière biblique,
comme venant de Dieu, comme les révélations prophétiques. «Ecoute, Gigi, j’ai
entendu une voix qui me disait: «lève-toi et va donner des visas à tous. A
tous. Sans exception”. Et c’est ce que j’ai décidé».[5]
Son fils Sebastião de Sousa Mendes se souvient de son
père évoquant une nuit de prière et de discussion avec sa femme[6]. C’est
seulement ensuite qu’il parlât de sa résolution aux autres. De fait, Henry
Deutsch, un des survivants, raconte dans une vidéo de Yad Vashem que le consul parlât
avec sa femme à ce sujet[7]. Et
Rui Afonso ajoute que «quand il discuta de ce sujet avec Angelina, elle fut
absolument d’accord qu’il devait suivre sa conscience et délivrer les visas».[8] Aristides
affirma à son entourage: «Je sais que Madame Mendes est totalement d’accord
avec ma vision là-dessus et j’ai aussi la certitude que mes enfants
comprendront et ne seront pas contre moi»[9], comme
l’a rapporté son fils Sebastião de Sousa Mendes ou Michel d’Avranches.
Angelina ne donna pas sa permission de façon aveugle car
elle était au courant de ce qui se passait en Europe comme à Bordeaux en 1940. Elle
était bien informée grâce aux nouvelles que lui transmettaient son mari, sa
fille Isabel et son gendre, le consul général Calheiros Menezes, et d’autres
amis comme grâce au rabbin Kruger. Sachant tout cela, elle tomba d’accord avec
la décision de son mari. Et être d’accord, dans ces circonstances si
difficiles, ce n’était pas seulement dire oui. Il ne s’agissait pas de décider
de participer à une fête! Il s’agissait d’affronter un futur incertain et
menaçant au niveau international et national. C’était affronter des situations
désespérantes et tragiques, certaines à Bordeaux, d’autres au Portugal.
Si nous lisons la pièce de théâtre écrite par un de ses
petits-fils, António de Sousa Mendes, fils de Geraldo, basée sur les
informations recueillies auprès de la famille, nous pouvons savoir que sa
grand-mère Angelina avait décidé de le soutenir en tout, avant même de
connaître sa décision, ce par idéal et conviction chrétiens ce par caractère. Elle
pensait comme lui. Ils formaient un couple, pleinement à l’unisson. Quand, dans
cette pièce, Angelina souffre l’opposition de sa fille et de son gendre à
recevoir des réfugiés, elle montre son désaccord et se justifie: «En ouvrant
notre porte à ces gens c’est au Christ que nous l’ouvrons. Être catholique ou
chrétien ne consiste pas seulement à aller à la messe et à se confesser».[10]
Dans la conversation entre ces personnages, la demande de la fille à la mère
est éclairante, quand elle la prie de convaincre son père de ne pas délivrer de
visas et de penser d’abord à sa famille. Angelina dit: «Quant aux visas pour le
Portugal, la décision appartient à ton père qui devra la prendre, Isabel.
J’espère qu’il dira OUI.»[11] À
ce propos, Rui Afonso, dans son livre sur Aristides de Sousa Mendes, conclut
aussi que «il serait erroné de minimiser le rôle joué par la femme de Sousa
Mendes, Angelina, dans sa décision. Sa bonté et sa générosité étaient évidentes
pour tous ceux qui la connaissaient comme l’étaient les qualités de son mari.»[12] Ce
qui est sûr c’est qu’ils prirent la pire des décisions pour eux-mêmes et leurs
proches, mais la meilleure pour les réfugiés. Tous les deux le savaient
parfaitement comme ils connaissaient les problèmes qu’ils allaient avoir avec
Salazar et avec leurs ennemis. Mais sans doute pas dans toutes leurs
dimensions.
Il est évident que le succès des missions diplomatiques
était dépendant du couple est pas seulement d’un des deux. Et en temps de
guerre et d’occupation, cela était encore plus évident. C’est pourquoi nous
demandons: est-ce que le consul aurait pu affronter et vaincre tant de difficultés
s’il avait agi seul, sans l’appui inconditionnel de sa femme? est-ce qu’il
aurait pu surmonter la crise? est-ce qu’il aurait pu concrétiser ses projets? C’est
là que nous voyons la force de caractère de son épouse.
L’importance de la
force de caractère de la femme du consul
Pouvait-on s’attendre à une action humanitaire de la part
de la femme d’un consul, surtout selon de telles modalités? de la part d’une
femme ordinaire, certainement pas. Mais de la part de l’être humain qu’était et
fut toujours Angelina de Sousa Mendes, si. De par son statut et sa position, de
par les parchemins familiers et de par son éducation, elle n’était pas une
personne quelconque. Et ne le fut jamais. Elle n’a jamais semblé obsédée par la
facette sociale et le glamour liés à
sa position et par lesquels bien des femmes se laissent éblouir. Son statut
d’épouse de consul ne l’a pas empêchée d’agir avec courage au moment de
l’occupation en faveur des personnes sans protection, en grande affliction. D’où il se dit qu’elle ne goûtait guère l’activité
consulaire, les fêtes, les banquets et tout le reste, malgré les éloges
officiels qu’elle reçut pour sa façon de recevoir ses hôtes en Belgique.
De son intervention à Bordeaux, on a conclu qu’elle avait
des critères bien précis pour décider ce qui valait la peine de faire, où et
quand. Et ceci est d’autant plus admirable que fort peu d’autres épouses de
consul ou d’embassadeur eurent autant de responsabilités familiales
qu’Angelina, étant donné sa très abondante progéniture – ce qui aurait
normalement dû l’amener à se tenir bien éloignée des tumultes et de la
confusion de cette période de l’Occupation. De toute façon, elle n’a pas laissé
son mari pour rejoindre le Portugal où 10 de ses enfants se trouvaient. Il
fallait qu’elle soit très spéciale pour rester là à Bordeaux avec son conjoint
et cela montre combien elle était prête à accepter les risques, les défis et
les épreuves.
Angelina s’est montrée altruiste, généreuse et
bienveillante durant son séjour en France. Mais ces qualités n’étaient pas un
fait isolé, indépendant du reste de sa vie, elles ne sont pas tombées du ciel
tout d’un coup, surgies de rien. Non, ces qualités avaient des racines
profondes dans l’âme d’Angelina. En France, elles atteignirent un climax, comme
la coloration d’une vie exemplaire à tous points de vue dans la sphère privée.
On peut donc dire que les actes de cette femme, pendant l’Occupation en France,
et dans les années suivantes au Portugal, s’inscrivent dans le vaste courant de
sa vie, guidée par des idéaux chrétiens, en partenariat avec son mari. Tous
deux effectuent un parcours chrétien dans lequel l’exercice de la bonté, de la
générosité s’insérait dans “l’ordinaire” du quotidien. Dans les terres du
Passal, vers Cabanas do Viriato, elle avait la réputation d’une sainte, comme
j’ai pu m’en rendre compte auprès des gens rencontrés dans ces villages. Il y a
même des registres qui se réfèrent à cette question que je ne vais pas
développer ici, les réservant pour un autre lieu et un autre temps.
Son neveu Antonio de S. M. se réfère à tout cela dans la
pièce de théâtre mentionnée ci-dessus, quand il raconte une conversation entre
sa grand-mère et le Dr Fralon à ce moment crucial de la vie du couple où ils
décident d’accorder les visas: «Je suis toujours restée ferme dans toutes les
épreuves de notre vie… quand j’ai donné vie à mes 14 enfants j’ai chaque fois
senti l’appui des anges, l’appui de Dieu... nous avons pratiquement fait le
tour du monde par mer, et ce ne fut pas toujours facile».[13] Facile, ne fut pas non plus la mort de deux
fils, à Louvain, comme ne fut pas facile la séparation avec deux autres, ainsi
que le laisse percevoir une lettre adressée à son fils Geraldo,[14] ou
plus tard, en France, l’éloignement de la majorité de ses enfants. On tisse des
éloges de la mère et de l’épouse, comme le prouvent les lettres consultées et
les commentaires de la famille.
Tout ce qui s’est dit jusqu’à aujourd’hui mène à penser
qu’Angelina avait développé au long des années une forme d’endurance qui contribua probablement à ce qu’elle ne succomba pas
à la “maladie” de son mari, mais au contraire l’aida sur les plans physique,
psychologique et spirituel, en se solidarisant avec lui. Ce qui a ultérieurement
permis à Aristides de tenir bon à Bordeaux, et de jouer de façon exemplaire les
divers rôles qu’il dut assumer sous l’Occupation. Cette force et d’autres
attributs permanents du consul se trouvent dans la voix du fils Pedro Nuno, un
de ceux qui a assisté à tout, au cours de cette période en France: «Je
m’enorgueillis de toi Maman: toujours courageuse à ton poste».[15]
Mais déjà auparavant, en 1921, Aristides reconnaît bien d’autres qualités dans
une lettre à sa femme: «J’ai la certitude absolue de ton soutien et aujourd’hui
plus que jamais je comprends ce que cela vaut. Dans toutes les situations
difficiles de ma vie je t’ai vu à mes côtés».[16] Ainsi,
Angelina, estimée voire adorée par sa famille, avait l’habitude de tout
affronter avec lui.
En résumé, la France, sans qu’elle y pense, lui a donné
l’opportunité de montrer publiquement et de manière radicale et héroïque ce
qu’elle gardait toujours dans le secret de son foyer.
La fuite des Juifs pour Bordeaux
Si Angelina
pouvait nous raconter maintenant ce qu’elle vécut et fit dans ces temps cruels,
nous ne sortirions pas d’ici. Le couple Sousa Mendes sut bien se montrer à la
hauteur de la tragédie qui s’abattit sur cette ville, sur les Juifs, entre
autres proscrits. Angelina comme son mari sentirent bien le danger qui menaçait
ces gens et savaient ce qui leur arrivait: la perte de l’identité et des droits
les plus élémentaires civiques, politiques, économiques, sociaux et culturels;
l’incertitude du moment suivant, l’instabilité, la peur de la torture et de la
mort.
Les récits
que firent leurs employées, qui s’étaient rendues à Bordeaux pour quelque temps
une ou deux fois, à leur retour définitif au Portugal, portèrent à plusieurs
reprises témoignage à leurs proches des terribles moments vécus. Une d’elles,
Ester ou Estela Fernandes, travailla aussi comme bénévole à la Croix Rouge à la
demande du consul et elle fut horrifiée de la situation, d’après le témoignage
d’Antonio Bernardes, son fils, avec qui j’ai pu m’entretenir.[17]
Pedro Nuno, fils du couple
Sousa Mendes, rappelle dans une entrevue de 2005, l’atmosphère qui régnait à
Bordeaux: «C’était une fatalité, une tragédie. Des femmes enceintes, des vieux,
des enfants, des hommes, des femmes, qui étaient dans un état douloureux de
désespoir. Dans une affliction d’agonie. Dans une souffrance brutale. Bordeaux
était inondé de réfugiés. Ces gens voulaient seulement vivre. Vivre. J’ai la
certitude qu’il n’y a pas de différence entre ce que j’ai vu et l’enfer».[18]
Tous ces affligés, ces persécutés, ces humiliés, et ces
offensés comptaient sur le couple Sousa Mendes. Ils furent un foyer
d’espérance, un port où s’abriter, pour ceux qui avaient connaissance de leurs
initiatives spontanées. Beaucoup de gens se bousculaient au coude à coude sur
la grande Place des Quinconces, d’autres se dirigeaient vers le consulat du
Portugal
et vers la résidence du couple,
juste à côté, ce phare, cette lumière vive et salvatrice, sachant les actes
accomplis. Ce fut ainsi que la réputation d’hospitalité dans la demeure des
Sousa Mendes crut énormément, surtout grâce à l’action d’Angelina. C’est à elle
que revenait la fonction d’hospitalité et d’accueil des hôtes, comme c’était
l’usage dans son milieu à cette époque. Et Aristides n’avait même pas le temps
ni la disponibilité d’esprit de s’occuper de ça, tant était grande l’affluence
de gens qui accouraient là dans d’autres buts.
On sait qu’elle accueillait sans discrimination quiconque
arrivait. Sans aucune contrepartie, elle les secourut tous sans faillir et sans
réserve. Tant qu’il y eut des vagues de gens dans sa maison, elle leur donna
les lits de ses enfants, installa des matelas par terre, les fit dormir sur des
sofas, n’importe où il y avait de la place. Entraient tous ceux qui pouvaient
tenir dans ces lieux. Michel d’Avranches ou Sebastião de Sousa Mendes raconte
cela dans son livre: «Madame Mendes qui n’avait alors aucun personnel
domestique décida qu’elle allait cuisiner pour nourrir tous ces réfugiés autant
que nécessaire. Elle a aidé les plus nécessiteux, les personnes âgées, les
malades dans sa maison, elle cousait ou raccommodait leurs vêtements autant que
nécessaire, elle faisait même leurs lits et leur lessive. Un vrai acte
d’abnégation. C’était une grande dame.»[19] Dans
la rue elle donnait à boire ou à manger à qui le lui demandait, elle
distribuait des vêtements, des couvertures. Elle faisait tout son possible pour
donner réconfort et espoir. D’ailleurs, aussi au Portugal, elle recevait des
réfugiés en grand nombre, dont un certain nombre partirent de là, mettant sa
maison à disposition et demanda à ses proches de faire de même – ce qui arriva.
Angelina
aussi délivra des visas pour aider son mari. Ceci me fut confirmé par plusieurs
personnes que j’ai pu rencontrer, comme Antonio Bernardes, fils d’une employée,
Ester, qui vint à Bordeaux et aussi sa sœur, Deolinda Odete Fernandes Bernardes[20].
Également par Maria Luísa Caetano, Gracinda Aguiar, et Maria João Aguiar de la
famille Sousa Mendes, qui raconte que, «quand ils étaient à Bordeaux, elle,
Angelina, était le bras droit de son mari car elle l’aidait pour les passeports
comme pour les visas».[21] Il y a aussi le témoignage de deux
survivants, Moïse Elias et sa femme, au Yad Vashem, en 1966, reproduit sur le
site de la Fondation Sousa Mendes, semblable à ceux de nombreuses personnes qui
parlent des visas dont elles bénéficièrent gratuitement. Dans ce témoignage,
ils évoquent les centaines d’autres personnes qui furent aussi aidées. Moïse
Elias et sa femme racontent: «Durant des semaines, nous avons vu de nos propres
yeux comment le Dr Mendes, avec l’aide de sa femme, tamponnait les visas sur
les passeports de tous ces gens qui se présentaient au consulat – et toujours
gratuitement. Le Dr Mendes a continué jusqu’à ce que le gouvernement portugais
lui retire sa charge et ferme le consulat de Bordeaux».[22]
Le témoignage date de 1966. Moïse Elias avait donc 44 ans.
Outre ce
couple, bien d’autres personnes furent hébergées chez les Sousa Mendes, par
exemple Charles Oulmont, professeur à la Sorbonne. Je le cite à cause de sa
situation insolite. Ce fut un de ceux qui après l’occupation de son logement
parisien par les Allemands, chercha la maison du consul à Bordeaux, où il
s’installa. C’était un réfugié particulier puisqu’il avait écrit contre Hitler.
A sa demande, Sousa Mendes conserva nombre de ses documents et manuscrits[23] qui, en cette période de l’Occupation, auraient pu lui
faire courir un grand risque.
Nous pouvons
tirer quelques conclusions sommaires du séjour et de l’action d’Angelina de
Sousa Mendes en France. Je pense que ce pays peut s’enorgueillir de l’avoir
reçue sur son territoire à cette époque. Les Juifs et toutes les personnes dont
la liberté ont dépendu de l’action des Sousa Mendes leur doivent une gratitude
éternelle, particulièrement à l’épouse de ce couple dont l’intervention
n’aurait pas pu être plus active ni plus complète ou
variée. De l’espace public à
l’espace privé, elle agit sans restrictions, dépassant toutes les difficultés
que les conditions limitées de cette période lui imposaient, utilisant sa
propre maison et renonçant à l’intimité de son foyer. Pour elle, aucune
distinction de personnes ne tenait. Aucun empêchement ne pouvait limiter
l’accueil de qui avait besoin de son aide, secourant tous ceux qui débarquaient
là, avec le plus pur altruisme et pourquoi ne pas le dire par solidarité
chrétienne, même quand tout autre appui faisait défaut. Le rôle central de la
femme du consul dans tout ce projet de bienfaisance est mis en évidence par les
personnes qui ont étudié l’action du consul du Portugal à Bordeaux, parmi
lesquelles Rui Afonso.[24]
Nous pouvons ainsi inscrire Angelina dans le groupe de
femmes qui, à l’arrière, sans vedettariat, contribuèrent à réduire les douleurs
et les dangers des persécutés. Les actions héroïques de nombre de ces femmes
furent divulguées. Mais on a trop peu parlé des entreprises pleines
d’abnégation d’Angelina, une femme portugaise que les pouvoirs d’alors
condamnèrent à l’oubli et à l’opprobre public et que la nouvelle conscience
politique du Portugal d’Avril n’osa pas mettre en évidence, peut-être parce que
les protagonistes n’étaient pas les défenseurs d’une idéologie dans l’air du
temps.
Quoi qu’il en soit, la grandeur de ces actes placent le
couple Sousa Mendes comme Justes parmi les Nations, dont parle le Yad Vashem:
«Dans un monde de chute brutale de l’éthique, il y eut une petite minorité de
personnes qui eurent le courage extraordinaire de défendre les valeurs
humaines. Celles-ci furent des Justes parmi les Nations. Elles se détachent par
contraste d’avec la majorité indifférente voire hostile qui prévalut pendant
l’Holocauste. Contrairement à la tendance générale, ces sauveurs regardèrent
les juifs comme des êtres humains qui pénétraient à l’intérieur de leur univers
d’obligations».[25] Les Sousa Mendes se détachèrent, dans cet
océan d’indifférence, d’hostilité et de compromission politiquement correcte,
par leur attitude de grande solidarité.
Angelina n’aurait jamais pu se trouver dans le groupe des
indifférents, vu que, comme je l’ai dit, elle avait une réputation de sainteté
parmi les personnes qui la connaissaient ou qui travaillaient pour elle à Cabanas
de Viriato, ainsi qu’il ressort des entretiens que j’ai eus et que je
divulguerai en temps opportun. Toutes et tous sont unanimes à dire que ses
actions étaient dictées par un impératif de bonté et de sainteté. Ainsi, son
attitude envers les réfugiés qui arrivaient chez elle ou au consulat du
Portugal de Bordeaux, ne fut pas une action ponctuelle, passagère ou sans
conséquence mais bien l’expression de quelque chose de beaucoup plus fort qui
informait toute son existence et qui trouva en France une occasion de se
manifester dans toute sa plénitude.
Etant donné ce cadre générique d’engagement d’une
personne si supérieurement dotée d’attitudes et de comportements héroïques, on
peut se demander pourquoi jusqu’à présent on n’a pas prêté plus d’attention à
l’activité de la femme du consul ni honoré correctement sa mémoire. Serait-ce
parce que le courant principal des intellectuels Lusitaniens oblige à oublier
les actions des personnes bonnes, même quand elles affrontent des pouvoirs
dictatoriaux? Serait-ce que l’action héroïque des femmes devra toujours passer
comme secondaire en relation à ce que réalisent et conduisent leurs maris?
Il est temps pour Angelina de Sousa Mendes de sortir de
l’invisibilité pour toutes ces choses si dignes qu’elle a accompli et dont nous
avons parlé aujourd’hui. Elle a laissé ici en France, où elle était à peine de
passage une marque indélébile, un chemin, un exemple extraordinaire de ce que
l’humanité devrait faire pour s’accomplir. La tolérance – religieuse, ethnique,
politique, culturelle – qui a informé la vie, le combat qu’elle a mené contre
la discrimination et le respect qu’elle a manifesté pour l’être humain, tout
cela émouva tous. L’heure est venue de lui rendre hommage et c’est ce que nous
faisons aujourd’hui, en ce moment quand nous parlons de ses actes
extraordinaires. Mais son héroïsme mérite beaucoup mieux.[26]
Bibliographie
Afonso,
Rui, Um homem bom. Aristides
de Sousa Mendes, Lisboa, Caminho, 1995.
Assor,
Miriam, Aristides de Sousa Mendes. Um
justo contra a corrente, Lisboa, Guerra e Paz, 2009.
Fralon,
José-Alain, Aristides de Sousa Mendes. Um
herói português, Lisboa, Ed. Presença, 1999.
Marques,
Hermínio Cunha, O cônsul português em
rimas de acentos humanitários, Carregal do Sal, Câmara Municipal de
Carregal do Sal, Fundação Aristides de Sousa Mendes, 2004.
Meneses,
Filipe Ribeiro, Salazar,
Biografia Política, Lisboa, D. Quixote,
2010.
Pimentel, Irene Flunser, Cláudia
Ninhos, Salazar,
Portugal e o Holocausto, Lisboa, Temas e Debates, 2013.
Pimentel, Irene Flunser, Judeus em
Portugal durante a II Guerra Mundial, Lisboa, Esfera dos Livros,
2006.
[2]
Lettre de Angelina de Sousa Mendes à son fils Geraldo, de Lovaina, a 28-11-
[1937]
[3]
Cf. José-Alain Fralon, Aristides de Sousa
Mendes, Um herói português, Lisboa, Ed. Presença, 2012, 4.ª ed., p. 39.
[4]
Júlia Nery, O Cônsul, Lisboa, D.
Quixote, 1991, p. 43.
[5]
Entrevue a Pedro Nuno de Sousa Mendes par Marta Vitorino, périodique Magazine Domingo, 23-1-2005, in http://www.aristidesdesousamendes.com/zpedronuno.htm,
8-4-2014.
[6]
Rui Afonso, Um homem bom, p. 104, in http://www.casadapalavra.com.br/_img/pdf/429/1.pdf,
9-4-2014.
[7] Témoin de Henry Deutsch à propos d’ Aristides
de Sousa Mendes et sa femme, in Foundation – US, Saved by Portuguese Consul Aristides de Sousa Mendes ...; www.youtube.com/watch?v=bwwi9cd5kJw- 9-6-2104.
[8]
Rui Afonso, Um homem bom, p. 105, in http://www.casadapalavra.com.br/_img/pdf/429/1.pdf,
9-4-2014.
[9] Michael d’ Avranches, Flight through Hell, How a Portuguese saved
thousands of Jews during the World War II, s.l., ed. Michael d ’Avranches,
1951, p. 56.
[10]
António de Sousa Mendes, Aristides, o
Cônsul que desobedeceu, manuscrit donné par l’ auteur, p. 16.
[11]
Id., Ibid., p. 17.
[12]
Rui Afonso, Um homem bom, p. 108, in http://www.casadapalavra.com.br/_img/pdf/429/1.pdf,
9-4- 2014.
[13]
António de Sousa Mendes, Aristides, o
Cônsul que desobedeceu, manuscrit donné par l’auteur, p. 21.
[14] Lettre d’Angelina de Sousa Mendes à son
fils Geraldo, Lovaine, 28-11.
[15]
António de Sousa Mendes, Aristides, o
Cônsul que desobedeceu, manuscrit donné par l’auteur, p. 17.
[16] Lettre d’Aristides de Sousa Mendes à sa
femme Angelina, en 25-3-1921.
[17]
Entrevue a António Bernardes, filho de Estela où Ester Fernandes en 23-1-2014.
[19] Michael d’ Avranches, Flight through Hell. How a Portuguese saved
thousands of Jews during the World War II, s.l., ed. Michael d’ Avranches,
1951, p. 58.
[20]
Entrevue à António Bernardes, fils d’ Ester Fernandes, 21-1-2014 et à Deolinda
Odete Fernandes Bernardes fille d’ Ester Fernandes en 27-6-2014.
[21]
Entrevue a Maria Luísa Andrade Seabra Caetano en 4-7-2014; Entrevue à Gracinda
Aguiar, belle-fille de Maria do Patrocínio Teles Abranches Aguiar, de la
famille Sousa Mendes, 18-2-2014.
[22] Testemony of Moise Elias, [and his
wife] in http://sousamendes foudation.org. 8-2-2014.
[23] Charles Oulmont, in
http://sousamendes foudation.org/bamdas-frieman/. 8-2-2014.
[24]
Rui Afonso, op. cit., p. 108.
[25] The Righteous Among the Nations, in http://www. Yadvashem.org/yv/en/righteous/about.asp,
10-6-2014.
[26] Traduction par Martine Jaloul et Beatriz
Corrêa Mendes.
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